G. Lazard Qu'est-ce qu'un verbe transitif?

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1. Introduction

Qu'est-ce que la transitivit?? Cette question n'a gu?re de sens, pas plus que des questions comme: qu'est-ce qu'un objet? qu'est-ce qu'un sujet? Transitivit?, sujet, objet sont des notions traditionnelles ?labor?es par les grammairiens du pass? observant leurs langues et s'effor?ant de syst?matiser leurs observations. Ces notions assur?ment ne sont pas creuses, mais elles sont obscures parce qu'elles sont confuses. La question que doit se poser le linguiste d'aujourd'hui n'est pas: qu'est-ce que la transitivit?? mais: quels faits observ?s par nos pr?d?cesseurs les ont conduits ? ?laborer la notion de transitivit?? Pourquoi a-t-elle ?t? et est-elle encore si g?n?ralement utilis?e dans la description des langues les plus diverses? Garde-t-elle une pertinence dans la perspective de la linguistique moderne, et, si oui, quelle d?finition peut-on en donner?

Deux ?vidences s'imposent ? qui s'adonne ? l'?tude du langage. L'une est qu'il porte du sens: on parle pour dire quelque chose. L'autre est que les seuls faits observables avec pr?cision sont les formes. Comme a fort bien dit mon ma?tre E. Benveniste, «les manifestations du sens semblent aussi libres, fuyantes, impr?visibles, que sont concrets, d?finis, descriptibles, les aspects de la forme» [Benveniste 1974: 216]. C'est donc sur la forme qu'il faut s'appuyer pour saisir comment la langue structure le contenu de pens?e. Nous le savons aujourd'hui, surtout gr?ce aux instruments intellectuels que nous a l?gu?s le saussurisme, notions d'arbitraire du signe, de signifi? et de signifiant, de pertinence, etc. Ils nous permettent de serrer de plus pr?s les r?alit?s linguistiques que les grammairiens anciens percevaient intuitivement et confus?ment.

Nous savons qu'il ne suff?t pas de d?finir un verbe transitif, en termes s?mantiques, comme un verbe indiquant qu'une action ?man?e d'un sujet passe (transit) sur un objet, mais qu'il faut, dans chaque langue, chercher des crit?res morphosyntaxiques, c'est-?-dire de forme, distinguant les verbes transitifs de ceux qu'on d?nomme intransitifs. Et cependant, comme nous le verrons, la s?mantique reprend in?vitablement ses droits quand on passe de la description des langues, prises individuellement, ? leur comparaison, en vue d'apercevoir ce qu'elles ont de commun et qui explique et, dans une certaine mesure, justifie Vid?e traditionnelle de transitivit?. Cette recherche implique une d?marche complexe: s?masiologique, de la forme au sens, dans la description de chaque langue, puis onomasiologique, du sens ? la forme, au d?part de la comparaison des langues, puis de nouveau s?masiologique dans la qu?te de l'universel. Nous l'esquissons tr?s sommairement dans ce qui suit.

2. La transitivit? dans une langue donn?e

Dans la description d'une langue donn?e, il est toujours possible de choisir un crit?re morphosyntaxique pour d?finir un verbe transitif. En latin, par exemple, et en g?n?ral dans les langues o? existe une flexion nominale, un verbe transitif est un verbe qui r?git un «objet direct» ? l'accusatif. En fran?ais, langue sans d?clinaison, un verbe qui r?git un terme nominal sans pr?position en position postverbale est dit «transitif direct». Mais beaucoup de grammairiens admettent aussi des verbes «transitifs indirects», r?gissant des objets «indirects», c'est-?-dire pr?positionnels, comme ob?ir ? qqn.

Cette notion de transitivit?, qu'elle soit «directe» ou «indirecte», n'est pas tr?s claire. Elle recouvre des faits qui s'expriment mieux en termes de valence. La distinction principale est entre actants etcir-constants, fond?e sur des crit?res morphosyntaxiques. Les circonstants sont ?trangers ? la valence du verbe; leur forme ne d?pend aucunement du choix du lex?me verbal. Les actants, au contraire, sont d'une forme d?termin?e par le choix du verbe: ce sont des termes r?gis par celui-ci. Certains actants sont en outre obligatoirement pr?sents avec un verbe donn?: par exemple, rencontrer ne peut s'employer sans un objet direct (rencontrer un ami, rencontrer des difficult?s)', recourir ne peut s'employer sans un compl?ment introduit par la pr?position ? (recourir ? un exp?dient). Ces actants sont dits «requis». Il existe donc des actants simplement r?gis et des actants r?gis et requis [Lazard 1994: 70,1998a: 68; 1998b: 16–17].

Ce sont ces distinctions qui, plus ou moins clairement, sont sous-jacentes ? la notion traditionnelle de transitivit?. Pour les grammairiens du fran?ais qui admettent la transitivit? indirecte, un verbe transitif est un verbe qui peut ou doit ?tre accompagn? d'actants (directs ou indirects). Pour ceux qui d?finissent la transitivit? par la pr?sence possible d'un objet direct, un verbe transitif est un verbe qui peut ou doit ?tre suivi d'un actant sans pr?position.

Ajoutons que certains linguistes pensent que la notion de transitivit? est inutile et qu'on peut s'en dispenser (ainsi [Gross 1969]). Il soutiennent que celle de compl?ment d'objet est vaine et qu'il suff?t de d?crire avec pr?cision les faits de valence, c'est-?-dire de classer les verbes selon le nombre et la forme des compl?ments qu'ils admettent ou exigent.

Transitivit? directe ou indirecte, transitivit? r?duite ? la construction directe, abandon de la notion de transitivit?, les trois positions sont l?gitimes, pourvu que, dans le cadre choisi, les faits soient d?crits exactement.

Il reste cependant que la notion de transitivit? est employ?e tr?s largement et ?tendue ? de nombreuses langues, y compris des langues ergatives o? la forme de la construction dite transitive est totalement diff?rente de celle qu'elle a dans les langues accusatives. Cette persistance appelle une explication. L'examen de la question en perspective interlinguistique en sugg?re une.

3. Le probl?me de la comparaison des langues

Les crit?res d?fmitoires de la transitivit? dans des langues particuli?res ne sont gu?re g?n?ralisables.

Si l'on retient celui des grammairiens du fran?ais qui admettent une transitivit? indirecte, transitivit? signifie purement et simplement pr?sence possible d'un ou plusieurs actants («actant» ?tant d?fini par opposition ? «circonstant»). La distinction entre verbe transitif et verbe intransitif co?ncide alors avec celle qu'on fait entre actant et circonstant. Elle peut ?tre g?n?ralis?e, mais elle n'est pas tr?s int?ressante.

La plupart des linguistes, dans la plupart des langues, d?finissent la transitivit? par la pr?sence (possible) d'un objet direct. Mais qu'est-ce qu'un objet direct? En latin ou en russe un terme ? l'accusatif; en fran?ais et d'autres langues d'Europe occidentale, un terme suivant le verbe sans pr?position; en tahitien, langue polyn?sienne, un terme pr?positionnel d'un certain type (v. plus bas, § 5). Dans les langues erga-tives, on consid?re g?n?ralement comme transitive une construction comprenant un terme ? l'ergatif et un autre ? l'absolutif (cas z?ro), et c'est ce dernier qui correspond ? l'objet direct des langues accusatives. Chacun de ces crit?res est propre ? des langues particuli?res et incapable de fournir une d?finition de la transitivit? en perspective int?rim-guistique. Il n'y a pas de crit?re morphosyntaxique de la transitivit? valable pour toute langue.

Cette difficult? n'est qu'un cas particulier du probl?me g?n?ral et fondamental que pose la comparaison typologique des langues. Toute comparaison demande une base de comparaison. Sur quelle base va-t-on comparer les langues? Les formes des langues ?tant d'une vari?t? pratiquement infinies, elles ne peuvent former une base de comparaison. En revanche, comme toutes les langues sont en principe propres ? exprimer les m?mes contenus de sens, c'est aux contenus de sens qu'on doit faire appel pour fonder la comparaison. La difficult? est que, comme nous avons vu, les seules donn?es observables objectivement en linguistique sont les formes, c'est-?-dire les signifiants. Quant aux signifi?s qui sont exprim?s par les signifiants, ils ne se d?finissent eux-m?mes que par leur place dans le syst?me qui est propre ? la langue. Ind?pendamment de cette structure impos?e par la langue, les contenus de sens n'ont pas de structure saisissable objectivement, c'est-?-dire autrement que par l'intuition, qui est in?vitablement subjective. Le linguiste est alors en face d'un dilemme. Il voit d'un c?t? des formes saisissables objectivement, mais ind?finiment vari?es, de l'autre un univers de sens «libres, fuyants, impr?visibles», comme dit Benveniste.

Dans ces conditions, il n'a d'autre solution que de «se donner», c'est-?-dire choisir, des cadres conceptuels qui lui serviront de base de comparaison [Lazard 1999: 99-103, r?impr. 2001: 28–39]. Ces cadres conceptuels sont arbitraires, en ce sens qu'ils ne r?sultent pas d'un raisonnement rigoureux ni d'une observation syst?matique, mais d'une d?cision m?thodologique. Ils sont fond?s sur l'intuition et peuvent surgir de toute esp?ce d'exp?rience, sens commun, connaissance du monde en g?n?ral, convictions philosophiques, suggestions tir?es de la psychologie. En particulier et tout particuli?rement, le linguiste tire parti de sa familiarit? avec des langues diverses. Ces cadres conceptuels sont ?videmment conjecturaux, puisque purement intuitifs, mais ce ne sont pas des hypoth?ses au sens scientifique du terme.

Ils ne sont pas v?rifiables par l'examen des donn?es offertes ? l'observation. Ce sont des instruments de la recherche, en l'occurrence des moyens utilis?s pour comparer les langues. Leur valeur r?side dans leur f?condit?. Il n'y a pas lieu de se demander s'ils sont justes ou faux, mais s'ils sont productifs ou non. S'ils permettent de d?couvrir des relations int?ressantes comm?mes ? des langues diverses, ils ont rempli leur fonction. S'ils n'aboutissent pas ? des d?couvertes, il faut les abandonner et en construire d'autres.

4. Un cadre conceptuel

Pour l'?tude de la transitivit? nous choisissons comme point de d?part, c'est-?-dire comme cadre conceptuel, la notion d'«action prototypique», que nous d?finissons de la fa?on suivante:

(1) D?finition: Une action prototypique est une action r?elle, compl?te, discr?te, volontaire, exerc?e par un agent humain bien individu? sur un patient bien individu? qui en est affect? r?ellement.

On admettra facilement que toutes les langues ont le moyen d'exprimer un proc?s ainsi d?fini. Autrement dit, il existe dans toutes les langues une construction employ?e pour exprimer une action prototypique. Cela ne signifie pas que, dans toutes les langues, cette construction sert exclusivement ? cela. Bien au contraire, dans beaucoup de langues, et m?me probablement, dans la plupart, elle peut servir ? exprimer autre chose, actions non prototypiques ou m?me proc?s qui ne sont pas des actions. Mais c'est cette construction qui est employ?e lorsqu'il s'agit d'exprimer une action prototypique, c'est-?-dire poss?dant les caract?ristiques indiqu?es dans la d?finition (1). Nous l'appelons «construction biactancielle majeure» (sigle: CBM).

(2) D?finition: La construction biactancielle majeure (CBM) est, en toute langue, celle qui sert ? exprimer l'action prototypique.

Cette construction prend, selon les langues, des formes vari?es. Elle peut ?tre accusative ou ergative, comporter ou non des indices actan-ciels (marques personnelles ou autres) dans la forme verbale, mettre en jeu ou non des marques casuelles dans les termes nominaux, impliquer un ordre des mots obligatoire ou pr?f?rentiel, etc. Quelles que soient ces formes, elles ont toutes en commun d'?tre susceptibles de d?noter un m?me type de contenu s?mantique, ? savoir des actions prototypiques.

Nous disposons ainsi, pour la comparaison des langues, d'un point fixe, qui consiste en deux ?l?ments corr?l?s:

— sur le plan du contenu de sens ou, en termes saussuriens, des signifi?s, la notion d'action prototypique,

— sur le plan morphosyntaxique ou des signifiants, la construction biactancielle majeure, qui assume des formes diff?rentes dans les diverses langues.

Nous avons donc ? la fois, d'une part, un contenu de sens bien d?fini commun ? toutes les langues et, d'autre part, des formes diff?rentes exprimant ce contenu de sens dans les langues diff?rentes. Nous sommes d?s lors en mesure de comparer l?gitimement ces formes diff?rentes sur la base du contenu de sens commun. Nous pouvons aussi comparer l'extension s?mantique que prend, diff?remment dans les diff?rentes langues, l'usage de la CBM, c'est-?-dire examiner, dans une perspective comparative, quels sont les sens qu'elle peut exprimer, dans chaque langue, en plus de l'action prototypique. Nous verrons que ce champ de recherche ne manque pas d'int?r?t.

5. La transitivit? en perspective interlinguistique

Ce qui pr?c?de (§ 4) constitue la premi?re ?tape de la d?marche: nous avons ?labor? un cadre conceptuel pour servir de base ? la comparaison des langues, c'est-?-dire un instrument de travail choisi librement. La deuxi?me ?tape consiste ? former une hypoth?se v?rifiable par l'observation. Notre hypoth?se est que la notion traditionnelle et confuse de transitivit? est fond?e sur l'id?e implicite d'action prototypique.

(3) Hypoth?se: La CBM est, en toute langue, la construction transitive.

Cette hypoth?se est assez facile ? v?rifier. La CBM, c'est-?-dire la construction utilis?e pour d?crire une action prototypique, est, en fran?ais et dans les langues voisines, celle qu'on appelle ordinairement transitive, avec un objet direct En latin et autres langues du m?me type, c'est celle qui comporte un objet ? l'accusatif.

Dans les langues ergatives, c'est aussi celle que l'on qualifie habituellement de transitive. Par exemple, le tcherkesse a des constructions biactancielles de deux types diff?rents [Paris 1991: 34]. Toutes deux incluent un terme au cas direct et un pr?fixe actanciel cor?f?rent de ce terme et plac? en premi?re position dans la forme verbale. Mais l'autre terme est diff?rent dans les deux constructions. Dans l'une, c'est un terme nominal au cas oblique qui g?n?ralement n'est pas en t?te de phrase et qui est cor?f?rent d'un pr?fixe verbal dit de «deuxi?me s?rie» ou de «deuxi?me position» (ex. 4).

Dans l'autre, c'est un terme ?galement au cas oblique, mais qui figure le plus souvent en t?te de phrase et qui est cor?f?rent d'un autre pr?fixe verbal dit de «troisi?me s?rie» ou de «troisi?me position» (ex. 5).

Dans (4), — ye est un pr?fixe de deuxi?me s?rie; dans (5), — yэ est un pr?fixe de troisi?me s?rie. C'est la construction du type de (5) qui s'emploie dans le cas d'une action prototypique. Et c'est aussi celle-ci que d?j? Dum?zil, parlant des langues caucasiques du nord-ouest en g?n?ral [Dum?zil 1932: 156] ou de l'oubykh [Dum?zil 1975: 9], appelle transitive en justifiant ce choix par l'intuition des locuteurs.

Une autre langue ergative, d'un type un peu diff?rent, le lez-ghien, a plusieurs constructions biactancielles. L'une d'elles, qui comporte un terme ? l'ergatif et un autre ? l'absolutif, ex. (6) [Haspelmath 1993: 289], sert ? exprimer l'action prototypique. C'est aussi celle qui est d?crite comme transitive.

(6) ajal-di get'e xa-na

enfant-ERG pot casser-AOR

«L'enfant a cass? le pot».

Citons un dernier exemple dans une langue accusative o? tous les compl?ments du verbe sont pr?positionnels, le tahitien. Dans une phrase comme (7), la construction comprend un compl?ment introduit par la pr?position multifonctionnelle i, qui s'emploie dans beaucoup d'autres compl?ments; mais une certaine propri?t? transformationnelle qui ne peut ?tre d?crite ici (v. [Lazard & Peitzer 2000: 63–64]), fait que cette construction est analys?e comme transitive. Or c'est pr?cis?ment celle qui sert ? exprimer l'action prototypique: cette construction est donc dans cette langue la CBM.

(7) 'ua h?mani te t?muta i te fare

ASP fabriquer ART charpentier PREPART maison

«Le charpentier a construit la maison».

On pourrait multiplier les exemples avec toujours le m?me r?sultat. Ils confirment l'id?e que la notion d'action prototypique est ? la base de la notion traditionnelle plus ou moins intuitive de transitivit?. L'attachement des grammairiens ? cette notion et l'usage ?tendu qu'ils en font sugg?rent que la notion d'action prototypique a une importance particuli?re pour les humains en tant qu'?tres parlants: elle semble bien jouer le r?le de mod?le de tout proc?s impliquant deux participants. Avec, corr?lativement, les constructions qui l'expriment (les formes de la CBM), elle occupe une place centrale dans la syntaxe de toutes les langues. On est ainsi conduit ? penser qu'elle appartient, d'une certaine mani?re au noyau central de la repr?sentation du monde dans l'esprit des hommes. Cette consid?ration ouvre une perspective int?ressant? sur les processus cognitifs. On saisit ici un exemple des contributions que l'?tude comparative des langues, faite avec une m?thode suffisamment rigoureuse, peut apporter aux sciences cognitives.

6. Une typologie

Les consid?rations qui pr?c?dent permettent de construire une int?ressante typologie des langues. Nous avons dit que, dans la plupart des langues, la CBM, que nous pouvons d?sormais appeler tout simplement la construction transitive, n'est pas limit?e ? l'expression de l'action prototypique. Mais les langues diff?rent consid?rablement quant ? l'extension qu'elles lui dorment.

En fran?ais la construction transitive s'emploie pour exprimer quantit? d'actions non prototypiques, comme peuvent l'illustrer les exemples suivants.

(8a) Le jardinier a tu? le lapin.

(8b) Le jardinier a tu? un/des lapins.

(8c) Le jardinier tuait des lapins.

(9a) La foudre a tu? le jardinier.

(9b) L '?motion a tu? ce malheureux.

(10a) Le jardinier a vu le lapin.

(10b) Le jardinier aime ses lapins.

(8a) exprime une action prototypique: le sujet d?signe un humain d?fini, donc bien individu?; l'action est r?elle, discr?te, compl?te; l'objet d?signe un ?tre d?fini, qui est assur?ment affect? par l'action. Dans tous les autres exemples, la m?me construction est employ?e pour d?crire des actions qui, toutes, par un trait ou un autre, s'?cartent du prototype. Dans (8b) le patient est moins individu?, car ind?fini; il l'est encore moins s'il est pluriel. Dans (8c) l'action n'est pas discr?te ou n'est pas compl?te, car l'imparfait d?note un proc?s habituel ou en cours. Dans (9a) et (9b) le sujet ne d?signe pas un humain, mais une force naturelle ou un ?tat psychique. Dans (10a) et (10b), il n'y a pas d'action du tout, mais une perception et un sentiment. Le maximum d'?cart par rapport ? l'action prototypique se rencontre dans des phrases comme (11), o? il n'y a ni action ni agent ni patient: le verbe exprime une localisation, le sujet et l'objet d?signent des choses inanim?es, dont ni l'une ni l'autre n'est affect?e par le proc?s[38]. Et cependant la construction est toujours la m?me que dans (8a).

(11) L '?cole jouxte la mairie.

Le fran?ais est donc une langue o? la construction transitive a une tr?s grande extension. 11 en va de m?me en g?n?ral dans les langues indo-europ?ennes d'Europe occidentale. Il semble m?me qu'en anglais la construction s'?tende plus loin encore qu'en fran?ais. En revanche, en rosse l'emploi de la construction transitive est sensiblement plus limit?e. Beaucoup de proc?s ou de relations qui s'expriment en fran?ais et d'autres langues d'Europe occidentale au moyen de la construction transitive sont rendus en russe au moyen d'autres constructions, ex.

(12) et (13).

(12) U menja est ' kniga.

«J'ai un livre».

(13) V komnate paxnet jablokami.

«La chambre sent la pomme».

(12) illustre un type d'expression, o? «avoir» s'exprime par le tour inverse, «?tre ?/chez». Ce type est r?pandu dans de nombreuses langues: ce sont plut?t les langues poss?dant un verbe «avoir» (transitif), qui paraissent exceptionnelles. Quant ? (13), c'est une construction sans sujet au nominatif comme il y en a diff?rentes sortes en russe (v., p. ex., [Guiraud-Weber 1984]). Cette langue fait partie de celles qui limitent ou tendent ? limiter la construction transitive ? l'expression de proc?s agentifs.

L'emploi de la CBM peut en principe se trouver, dans certaines langues, strictement born? ? l'expression d'actions prototypiques. Les langues caucasiques du nord-est ne sont pas loin de ce cas limite. Le lezghien, par exemple, a de nombreuses constructions biactancielles. La construction transitive est caract?ris?e par le module actanciel ERGA-TIF — ABSOLUTIF (v. ci-dessus, § 5), augment? ?ventuellement d'un troisi?me cas dans les constructions transitives «?largies»[39]. A c?t? de cette construction, il en existe une s?rie d'autres, dites intransitives, d?finies par divers modules actanciels: ABSOLUTIF — DATIF, ABSOLUTIF — ADESSIF, ABSOLUTIF — ADELATIF, ABSOLUTIF — POSTESSIP, DATIF — ABSOLUTIF, ERGATIF — DATIF, etc. [Haspelmath 1993:269,280, 284], utilis?es pour l'expression de diverses sortes de proc?s qui s'?cartent peu ou prou de l'action prototypique. La construction transitive est limit?e ? celles des actions qui sont conformes au prototype ou qui s'en rapprochent.

On peut ainsi dresser une ?chelle typologique, sur laquelle les langues, selon qu'elles donnent plus ou moins d'extension ? la construction transitive, se situent ? diff?rents niveaux entre un minimum, dont le lezghien est proche, et un maximum relatif, repr?sent? par les langues d'Europe occidentale (cf. [Lazard 1997: 252–255; r?impr. 2001:282–285]). Il y a l? mati?re ? une ?tude extensive.

7. Autres d?veloppements

La probl?matique et la m?thode expos?es ci-dessus ouvrent encore des perspectives sur d'autres points, que je ne peux pas d?velopper ici: je me contenterai d'esquisser tr?s bri?vement deux d'entre elles.

7.1. La zone objectale. La conception traditionnelle de la phrase transitive inclut les notions de sujet et d'objet. Ces notions sont aussi confuses que celle de transitivit?, mais ne doivent pas plus qu'elle ?tre regard?es comme d?pourvues de sens. Il y a au contraire lieu de penser qu'elles recouvrent des ph?nom?nes importants, qu'il importe de mettre au clair. Je laisserai ici de c?t? celle de sujet, qui met en jeu un ensemble complexe de faits dont une partie d?borde le cadre de la phrase simple (cf. [Lazard 1994: 100–122; 19986: 97—118]), pour ne consid?rer que celle d'objet.

A partir des pr?misses que nous avons adopt?es il est facile de d?finir l'objet. Quand la CBM (ou construction transitive) exprime une action prototypique, les deux actants d?signent l'un un agent, l'autre un patient. Nous appellerons objet celui qui repr?sente le patient, et aussi tout actant trait? de m?me quand cette construction exprime un proc?s autre qu'une action prototypique.

(14) D?finition: L'objet est, parmi les deux actants de la construction biactancie?le majeure (ou construction transitive), celui qui d?signe le patient quand cette construction exprime une action prototypique.

L'objet est une entit? morphosyntaxique. Il est donc d?fini en termes morphosyntaxiques (c'est l'un des actants d'une certaine construction), mais ? partir d'un ancrage s?mantique qui permet de l'identifier en toute langue.

Il y a cependant des cas probl?matiques. En voici quelques-uns:

a) Marquage diff?rentiel de l'objet, ex. (15) en persane:

(15a) ket?b-r? x?nd-am

livre-OBJ lire-lSG

«J'ai lu le livre».

(15b) ket?b x?nd-am

«J'ai lu un/des livres».

Nous avons ici deux formes d'objet, l'une marqu?e par un morph?me sp?cifique (la postposition r?) dans (15a), l'autre non marqu?e dans (15b). C'est la premi?re qui r?pond ? la d?finition, car l'objet y est d?fini, donc mieux individu? que dans la seconde. Dans les phrases exprimant des actions prototypiques, l'objet est marqu? par r?. Il y a donc deux types d'objet dans cette langue (et beaucoup d'autres): l'un marqu?, qu'on peut appeler «objet prototypique», l'autre non marqu?.

b) Deux objets dans la m?me proposition, ex. (16) en persan aussi:

(16a) ket?b-r? mot?lee kard-am ?tude faire-lSG

«J'ai ?tudi? (litt. fait ?tude) le livre».

(16b) ket?b mot?lee kard-am

«J'ai ?tudi? un/des livre(s)».

(16a) comprend un objet prototypique et un autre, (16b) comprend deux objets non prototypiques.

c) Dans certaines langues on trouve, avec des verbes class?s comme intransitifs, un terme nominal sans marque qui ressemble ? un objet, ex. (17b) en wargamay, langue ergative:

(17a) rjad'a wagun ganda-Hu

lsg: ERG bois br?ler-PERRTRANS

«J'ai br?l? le bois».

(17b) rjayba mala ganda-gi

lsg: NOM main br?ler- PERF:1NTR

«Je me suis br?l? la main».

Dans (17a), la construction est la CBM, avec un premier actant ? l'ergatif repr?sentant un agent, un objet prototypique ? l'absolutif et un verbe morphologiquement marqu? comme transitif. Dans (17b), le verbe est morphologiquement intransitif, le premier actant est ? l'absolutif, et il y a en outre une sorte de quasi-objet ? l'absolutif ?galement.

Ces faits et d'autres conduisent ? poser, ? c?t? de l'objet prototypique, des actants qui en sont grammaticalement voisins, quoique distincts, c'est-?-dire ? concevoir une «zone objectale», qui comprend l'objet prototypique et aussi, au voisinage de celui-ci, d'autres sortes d'objets ou quasi-objets [Lazard 1994: 84—100; 1998a: 80–96].

7.2. La transitivit? g?n?ralis?e. En consid?rant l'existence d'objets non-prototypiques, ainsi que d'autres faits qui ne peuvent ?tre examin?s ici, on est amen? ? concevoir la transitivit?, non plus comme un propri?t? qu'un verbe (ou une phrase) poss?de ou ne poss?de pas, mais comme une grandeur graduelle. Cette notion a ?t? aper?ue et abondamment document?e par Hopper et Thompson [1980], mais par une d?marche intuitive, plus suggestive que d?monstrative. On peut la fonder en th?orie par une recherche men?e selon une m?thode plus rigoureuse [Lazard 1994: 244–260; 1998a: 232–245; 19986; r?impr. 2001: 299–324].

Cette conception est parfaitement compatible avec celle que nous avons d?velopp?e ci-dessus[40]: elle n'en est qu'un ?largissement. Dans la perspective de la transitivit? graduelle, les verbes (ou phrases) que nous avons d?finis comme transitifs, c'est-?-dire ceux qui admettent la CBM, deviennent les plus transitifs, et, parmi les verbes consid?r?s comme intransitifs, certains, lorsqu'ils sont accompagn?s de deux actants, se laissent analyser comme seulement moins transitifs, ils d?signent des proc?s ? deux participants qui s'?cartent plus ou moins de l'action prototypique.

La transitivit? morphosyntaxique varie d'un maximum (la CBM et les verbes qui y entrent) et un minimum (la construction uniactan-cielle). Corr?lativement, la transitivit? s?mantique varie d'un maximum (l'action prototypique) ? un minimum (les proc?s ? un seul participant).

Les variations sont elles-m?mes variables selon les langues: au sein du tableau g?n?ral, dont les grandes lignes sont communes ? toutes les langues, chacune a son propre choix de variations morphosyntaxiques et s?mantiques, c'est-?-dire sa propre ?chelle de transitivit?.

Abr?viations

R?f?rences

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